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L’Ukraine et ses faux amis

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Derrière la guerre, les affaires

Référendum dans les régions occupées, menace de nucléarisation, mobilisation partielle : la Russie a choisi l’escalade face aux contre-offensives ukrainiennes menées avec des armes occidentales. Cobelligérants de fait, certains États de l’Union européenne concrétisent un vieux projet : ancrer l’Ukraine à l’Ouest et en faire un laboratoire pour les délocalisations de voisinage.

par Pierre Rimbert – Octobre 2022 – Monde-diplomatique.fr

À l’image du mal de dos et de la météo, la « fin de la mondialisation » compte au nombre de ces « marronniers » qui refleurissent régulièrement dans la presse. Essayistes et journalistes ont cloué le cercueil de la libéralisation planétaire après les attentats du 11 septembre 2001, puis lors de la crise financière de 2008, puis encore lors de la crise de l’euro au mitan des années 2010. Avec le chaos mondial des chaînes d’approvisionnement dû aux politiques anti-Covid, à la montée des tensions sino-américaines, à la guerre en Ukraine et à la crise de l’énergie, l’heure d’un nouveau rapport d’autopsie a sonné. En 2022, le légiste en chef se nomme M. Larry Fink, président-directeur général du fonds d’investissement BlackRock. « L’invasion russe a mis fin à la mondialisation que nous avons connue depuis trois décennies », écrit-il le 24 mars dernier dans sa lettre annuelle aux actionnaires. Il n’en fallait pas davantage pour provoquer une cascade internationale d’articles sur la « démondialisation », les relocalisations, le « démultilatéralisme », le retour du protectionnisme, etc., laquelle doucherait à froid les congressistes du Forum économique mondial réunis fin mai à Davos.

Comment cette fois ressusciter le sphinx et l’acclimater à un contexte géopolitique inflammable ? La mondialisation des années 2000 se voulait inclusive : ses architectes admettaient au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) la Chine (2001) et même la Russie (2012), convaincus que l’interdépendance économique civiliserait ces partenaires idéologiquement mal dégrossis. « Deux pays qui hébergent chacun un McDonald’s ne se sont jamais fait la guerre », soutenait en 1996 l’essayiste Thomas Friedman (1). Bien tenté, mais c’est raté. On se montrera donc plus sélectif. Les délocalisations, oui, mais entre amis. Une idée aussi brillante ne pouvait s’énoncer qu’en anglais : le friendshoring, par opposition à l’offshoring, qui désigne les délocalisations classiques.

Janet Yellen

Identifié par un rapport de la Maison Blanche de juin 2021 comme un remède aux convulsions du commerce international (2), le friendshoring dispose d’influentes évangélistes. « Approfondissons l’intégration économique », a plaidé, le 13 avril 2022, la ministre des finances américaine Janet Yellen, « mais faisons-le avec les pays sur lesquels nous savons pouvoir compter ». La Russie, a-t-elle expliqué lors d’un déplacement en Corée du Sud le 19 juillet dernier, « a instrumentalisé l’intégration économique avec efficacité » ; il faut dès lors l’isoler. En outre, « nous ne pouvons pas permettre à des pays comme la Chine d’utiliser leur position sur le marché des matières premières, des technologies ou de produits-clés pour perturber notre économie ou exercer une influence géopolitique indésirable ». Il convient donc de « moderniser notre approche de l’intégration commerciale en tenant compte de ces nuisances () au lieu de se concentrer exclusivement sur les coûts ». La présidente de la Banque centrale européenne (BCE), Mme Christine Lagarde, s’y montre elle aussi très favorable. L’interdépendance, admettait-elle lors d’une conférence à Washington, « peut rapidement devenir une vulnérabilité lorsque la géopolitique change et que des pays ayant des objectifs stratégiques différents des nôtres deviennent des partenaires commerciaux plus risqués (3)  ». Conjurer ce spectre implique, selon Mme Lagarde, de privilégier une approche plus régionalisée. Mais, vue sous cet angle, la percée conceptuelle du friendshoring apparaît plus limitée : en Europe, aux Amériques ou en Asie, les zones de libre-échange régionales pullulent depuis des décennies (4). La Communauté économique européenne n’a-t-elle pas pour fondement une union douanière en expansion perpétuelle ?

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Depuis une quinzaine d’années, Bruxelles vante les mérites de la délocalisation de voisinage à un grand pays situé à ses frontières, pourvu d’une main-d’œuvre qualifiée et peu onéreuse, mais gangrené par la corruption et lesté d’une architecture juridique arriérée au regard des normes européennes : l’Ukraine. Le friendshoring prend ici la forme d’un accord d’association politique et d’intégration économique (5) conclu par Bruxelles et Kiev en 2014, au terme de négociations entamées à la fin des années 2000. L’épisode a joué un rôle crucial dans la généalogie du conflit entre la Russie et l’Ukraine. Fin 2013, les deux parties s’apprêtent à signer le texte, lorsque le président ukrainien Viktor Ianoukovitch y renonce inopinément sous la pression de Moscou. Ce refus déclenche les émeutes de la place Maïdan puis, quelques semaines plus tard, la chute du gouvernement et son remplacement en février 2014 par une équipe proeuropéenne qui, finalement, signera l’accord. S’ensuivent l’annexion de la Crimée par la Russie (février-mars) et la proclamation des « Républiques populaires » de Donetsk et de Lougansk (avril-mai).

À première vue, un accord d’association n’a rien d’inédit. Au cours des deux dernières décennies, l’Union européenne en a conclu avec de nombreux États dont ceux de l’ex-Yougoslavie, candidats à l’intégration européenne — contrairement à l’Ukraine à la fin des années 2000. Mais le document paraphé en juin 2014 par le président ukrainien d’alors, M. Petro Porochenko, est d’un type nouveau. Il s’inscrit dans le cadre du partenariat oriental, une politique d’influence européenne impulsée par la Pologne pour intensifier la coopération avec des pays de l’ex-bloc soviétique et les ancrer plus fermement au môle occidental : Arménie, Azerbaïdjan, Biélorussie, Géorgie, Moldavie et Ukraine. Seuls les trois derniers engageront les pourparlers avec détermination et concluront en 2014 un accord d’association. Parmi eux, l’Ukraine représente assurément le gros morceau. Sa politique extérieure et son économie reposent sur un équilibre instable entre Russie et Europe (6).

Un traité d’annexion volontaire

Dès le lancement de ce partenariat oriental en 2009, dans un contexte de tensions gazières avec Moscou et un an après le conflit russo-géorgien, la Pologne escomptait qu’il déboucherait sur une adhésion de Kiev à l’Union : la volonté d’arracher ce pays à l’influence russe guide depuis des décennies la politique de Varsovie (7). Au point qu’avant même sa propre intégration à l’Union européenne en 2004 la Pologne plaidait déjà en faveur de celle de l’Ukraine. A contrario, Paris et Berlin se montraient plus prudents.

Accompagné d’un programme d’appui s’élevant à 11 milliards d’euros entre 2014 et 2020, l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union entre finalement en vigueur le 1er septembre 2017. Combien d’Européens ont lu ses 2 135 pages ou — à l’impossible nul n’étant tenu — franchi les ponts aux ânes introductifs sur la paix, le développement durable, la transparence, la société civile et le « dialogue interculturel » ? Gratter cette gangue, c’est découvrir ce qu’il faut bien appeler un traité d’annexion volontaire. Il se compose en premier lieu d’un « accord de libre-échange approfondi et complet » calqué sur l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) de 1994. De manière fort classique, les chapitres consacrés au commerce somment l’Ukraine de supprimer la plupart des dispositifs qui faussent la libre concurrence (subventions, normes, etc.).

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Mais l’essentiel est ailleurs : afin d’instaurer des « relations fondées sur les principes de l’économie de marché libre » (article 3), l’Ukraine « met tout en œuvre (…) pour rapprocher progressivement ses politiques de celles de l’Union européenne, conformément aux principes directeurs de stabilité macroéconomique, de situation saine des finances publiques et de viabilité de la balance des paiements » (art. 343). En somme, la seule option autorisée sera l’austérité.

Kiev « procède aux réformes administratives et institutionnelles nécessaires à la mise en œuvre du présent accord » et « met en place l’appareil administratif efficace et transparent nécessaire » (art. 56). De l’étiquetage en magasin à la congélation des légumes en passant par la libéralisation des services publics, la libre circulation des capitaux, la protection du roquefort, etc., les fonctionnaires bruxellois dictent à leur « partenaire » le cadre juridique européen — jusqu’à l’obligation de légaliser le « lobbying » : « Les parties conviennent de la nécessité de consulter en temps opportun et régulièrement les représentants du monde des affaires sur les propositions législatives », énonce l’article 77b. En clair, tout l’édifice législatif ukrainien sera remodelé, alors même que la candidature de l’Ukraine à l’Union ne figure pas encore à l’ordre du jour.

Inutile d’être fin stratège pour discerner l’intention géopolitique du texte : évoquer la « convergence progressive dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité, y compris la politique de sécurité et de défense commune » (art. 7), encourager la « coopération dans le domaine de l’énergie, y compris le nucléaire », recommander de « diversifier les sources, les fournisseurs, les voies d’acheminement et les méthodes de transport de l’énergie » (art. 337) à un pays largement dépendant de la Russie sonne comme un défi lancé à Moscou. D’autres articles se montrent plus offensifs encore : « L’Ukraine transpose progressivement le corpus de normes européennes (EN) en tant que normes nationales. (…) Parallèlement à cette transposition, l’Ukraine révoque toute norme nationale contraire et cesse notamment d’appliquer sur son territoire les normes inter-États (GOST) élaborées avant 1992 » (art. 56-8), soit l’ensemble des normes héritées du bloc de l’Est. Dit autrement, Bruxelles met Kiev en demeure de « dérussiser » son économie.

Le gouvernement Ianoukovitch (2010-2014), qui négocia l’accord, entendait jeter un grappin vers l’Occident pour équilibrer la dépendance à la Russie, mais sans fâcher cette dernière et encore moins rompre avec elle. Peine perdue : Moscou s’oppose vigoureusement au « partenariat occidental » et, fin 2013, oblige l’Ukraine à y renoncer pour rejoindre sa propre union douanière avec les pays d’Asie centrale, la Communauté économique eurasiatique (2000-2015). Parce qu’ils reposent sur des fondements opposés (économie de marché concurrentielle d’un côté, capitalisme oligarchique de l’autre) et supposent des normes différentes, ces deux modèles de friendshoring étaient incompatibles. Géographiquement située à l’intersection de l’Union européenne et de l’espace eurasiatique, l’Ukraine, tiraillée par les intérêts contradictoires de ses puissants voisins, ne pouvait maintenir l’équilibre. L’ultimatum de Moscou et le putsch contre le gouvernement Ianoukovitch consécutif aux manifestations de la place Maïdan trancheront le nœud gordien : l’Ukraine ira à l’Ouest.

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Si les conséquences géopolitiques et militaires de ce choix n’échappent à personne, le coût social de l’accord d’association reste un sujet tabou. S’y dessine pourtant le concentré des décennies de désindustrialisation subies par la classe ouvrière européenne dans les années 1980 et 1990 : « Modernisation et restructuration de l’industrie » (art. 379), « restructuration du secteur du charbon » (art. 339) — crucial pour l’économie du Donbass —, « restructuration et modernisation du secteur ukrainien des transports » (art. 368), suppression des aides d’État « qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence » (art. 262)… Que pesaient les négociateurs ukrainiens face aux armées de juristes bruxellois surexcités à l’idée de « garantir une protection adéquate et efficace des investisseurs » (art. 383) ? Entre une entité de vingt-sept États capitalistes avancés et une nation « considérée comme un pays en développement » (art. 43), la balance était d’emblée truquée. À la lecture des quarante-quatre annexes qui détaillent les renonciations de l’Ukraine à sa souveraineté économique, les cris d’amour européens lancés depuis l’invasion russe à ce « pays frère » qui « défend nos valeurs » apparaissent soudain un peu hypocrites. « Ces accords d’association reflètent en quelque sorte un esprit colonial », avait reconnu en 2013 un diplomate occidental en poste à Kiev (8).

De même que les nations d’Europe centrale intégrées à l’Union européenne en 2004 (Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie…) avaient fourni une armée de réserve industrielle au Moloch manufacturier allemand dont les sous-traitants essaimaient dans ces pays (9), les nouveaux chômeurs ukrainiens iront s’embaucher dans les usines champignons promises à l’éclosion sur les décombres des aciéries bombardées par les Russes. Depuis la chute du mur de Berlin, Bruxelles organise les délocalisations entre amis avec un objectif toujours identique : aménager une « petite Chine » à sa porte pour alimenter ses fleurons industriels en bras et en nouveaux marchés. Avis aux travailleurs de la Vieille Europe : « Les normes en matière de travail ne devraient pas être utilisées à des fins protectionnistes » (art. 291), avertit l’accord. En 2022, le salaire minimum mensuel ukrainien ne dépasse pas 180 euros…

L’insistance de Bruxelles à légaliser le travail détaché au milieu des années 2000 se retrouve dans la minutie avec laquelle l’accord impose à Kiev la « libéralisation progressive de la fourniture transfrontalière de services entre les parties » (chapitre 6), services manuels bientôt fournis par des réfugiés ukrainiens dans les contrées communautaires à plus fort pouvoir d’achat cependant que l’Ukraine accueillera les grandes entreprises françaises, allemandes, polonaises avides d’opérer la distribution postale et les communications électroniques, les services financiers et d’assurance désormais ouverts à la concurrence. Un an après la signature, en mars 2015, les parties s’accordaient sur un calendrier de mise en œuvre. Dans la liste des priorités figure, à côté des réformes anticorruption, la « déréglementation » : « Réduire le fardeau réglementaire des sociétés et en particulier des petites et moyennes entreprises. » Lors de sa dernière réunion fin janvier 2020, le Conseil d’association, organe chargé de surveiller la concrétisation des engagements ukrainiens, s’est félicité des progrès réalisés — tout en pressant Kiev de hâter le pas.

 

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