Entretien avec un leader africain historique du Mali

Cette interview d’Aminata Dramane Traoré est parue pour la première fois le 30 novembre dans le journal allemand Junge Welt. Traoré, militant des droits de l’homme et ancien ministre de la Culture du Mali. Elle parle du chaos causé par les États occidentaux au Sahel et des intérêts de l’oligarchie internationale. Mi-janvier 2023, elle sera l’oratrice invitée d’une « International Rosa Luxembourg Conference » à Berlin.

Par Raphaël Schmeller
Décembre 2022

Junge Welt : Les médias prêtent une attention quotidienne à la guerre en Ukraine. Le point de vue du continent africain ne joue quasiment aucun rôle. Comment voyez-vous ce conflit ?

Aminata Dramane Traoré : La guerre aggrave considérablement nos problèmes. On peut dire que c’est trop de mal pour l’Afrique. L’amer, c’est que des solutions auraient pu être trouvées dès le départ pour éviter une escalade. Mais je pense que cela n’intéressait personne. Et même maintenant, j’ai l’impression que personne n’ira au fond des causes profondes de la guerre.

jW : Selon vous, quelles sont les causes profondes de la guerre ?

ADT : Ce qui compte, ce sont les intérêts économiques et géostratégiques des différents acteurs. Telles sont les questions qui, selon moi, sont à l’origine des troubles en cours en Ukraine. D’un point de vue africain, la guerre est donc aussi liée aux politiques économiques imposées à nos pays.

jW : Pouvez-vous nous en dire plus ?

ADT : Dans les années 1960, on voulait sortir de la domination [étrangère] et un modèle basé sur l’exportation de quelques matières premières, sans jamais les utiliser localement – ​​pour créer des emplois et transformer notre agriculture et notre propre production de besoins alimentaires. Aujourd’hui encore, notre économie tourne autour de la production pour la demande internationale et les besoins des autres. Le chômage de masse, la pauvreté de masse, l’émigration et le soi-disant djihadisme sont directement liés à ces problèmes économiques.

jW : En Occident, la Russie est blâmée pour des problèmes tels que les crises de la faim. Partagez-vous ce point de vue ?

ADT : Non. Après tout, ce n’est pas Moscou, mais l’Occident, avec ses politiques et ses interventions militaires de ces dernières années, qui a échoué et qui a tout aggravé – en Irak ou en Afghanistan, par exemple. Et lorsque le partenariat franco-britannique et l’OTAN ont décidé d’attaquer Mouammar Kadhafi et de détruire la Libye, la Russie n’a pas joué non plus. L’Occident doit cesser d’induire le public en erreur.

jW : Pouvez-vous expliquer les conséquences des sanctions occidentales contre la Russie pour votre continent ?

ADT : La Russie et l’Ukraine jouent un rôle important dans l’approvisionnement en blé, qui fait actuellement défaut en raison, entre autres, des sanctions. Cela conduit à la faim, ce qui nous ramène à ma réponse précédente : si nous pouvions structurer nos économies pour produire pour répondre à nos propres besoins, nous ne serions pas dans cette situation aujourd’hui. L’Ukraine est donc un autre problème pour nous, mais pas le problème fondamental.

jW : La Russie et le Mali ont signé la semaine dernière un accord pour lutter contre le terrorisme. De quoi s’agit-il ?

ADT : Il ne s’agit pas pour l’instant de défier systématiquement l’Occident. Il s’agit de vouloir le droit de diversifier notre partenariat militaire. Car lorsqu’il s’agit de lutter contre le terrorisme, l’Occident est inefficace.

L’opération militaire française « Barkhane » a échoué pendant plus de dix ans à contenir et combattre efficacement le djihadisme. Au contraire, le nombre de djihadistes au Mali était d’environ 400 en 2013 et il y en a maintenant des milliers dans différents pays du Sahel.

Cette situation est apparue parce que les djihadistes peuvent recruter localement. Des centaines de milliers de jeunes hommes et femmes arrivent chaque année sur le marché du travail dans ces pays, mais il n’y a pas d’emplois. Le modèle économique dominant n’a pas de réponse à la pauvreté.

jW : Maintenant, les troupes françaises se sont retirées du Mali. Vous l’avez demandé il y a 10 ans. Pourquoi ?

ADT : La véritable raison de l’intervention militaire n’a jamais été de lutter contre le terrorisme. Au contraire, c’est une conséquence des politiques expansionnistes du système capitaliste. Les gouvernements de pays comme le Mali ne prennent pas de décisions de politique économique ; le Fonds monétaire international et la Banque mondiale ont depuis longtemps pris le relais.

Le nœud du débat est donc que rien n’a été fait pour répondre aux besoins fondamentaux des Africains, dans le respect de leurs droits humains et d’un environnement intact, y compris le climat. Encore une fois, la France et ses alliés, dont l’Allemagne, ne sont même pas en mesure de combattre avec succès le djihadisme. Ces pays sont là parce qu’ils veulent nous faire la guerre, défendre leurs intérêts [économiques et stratégiques].

jW : Cette situation va-t-elle changer maintenant que la France tourne le dos au Mali ?

ADT : En réalité, la France ne veut pas quitter le pays, elle fait semblant. Et cela ne s’applique pas qu’à la France. Par exemple, le ministre allemand des Affaires étrangères affirme qu’il est désormais impossible pour la Russie de prendre le contrôle du pays.

Je trouve incroyable cet argument de la Russie, qui nous est constamment présenté pour tout et sous toutes les formes. L’Occident était là avant la Russie – c’est l’Occident qui n’a pas réussi à résoudre le problème. Et maintenant, tout tourne autour de la Russie ?

La grande majorité des Maliens souhaitent depuis longtemps des négociations avec les jihadistes maliens. Mais la France et l’Allemagne disent que le dialogue entre Maliens, c’est-à-dire entre les djihadistes, les autorités et la société civile, est hors de question. Ils ont à plusieurs reprises empêché de telles négociations ces dernières années.

jW : Pourquoi ont-ils refusé que ces négociations aient lieu ?

ADT : Parce que l’Occident ne veut pas partir. Parce que si les Africains peuvent résoudre le problème eux-mêmes, ils seront obligés de partir. Opérations militaires, le franc CFA [monnaie des anciennes colonies françaises] liés à l’euro, accords commerciaux entre l’Occident et l’Afrique, tout cela n’est là que pour défendre les intérêts de l’oligarchie internationale.

jW : En plus des problèmes existants en Afrique, il en existe de plus en plus un autre : la crise climatique.

ADT : Oui, c’est un gros problème. L’Afrique, qui ne produit que 4% des gaz à effet de serre mondiaux, est déjà la région du monde la plus touchée par la crise climatique. Quand vous voyez le peu de progrès réalisés depuis la conférence de Paris sur le climat en 2015, les petites réparations qui sont contestées et les milliards actuellement dépensés pour la guerre, nous, les pays du Sud, nous sentons vraiment trompés.

Les fonds sont là et peuvent être utilisés pour faire en sorte que ni l’Afrique ni d’autres parties du monde ne souffrent autant des conséquences de la crise climatique. Mais peu est fait à ce sujet, car ce n’est pas non plus dans l’intérêt du capitalisme.

jW : La question climatique renforce-t-elle la résistance à la domination occidentale ?

ADT : Je pense que oui. Il y a une nouvelle génération d’Africains aujourd’hui qui comprend ces connexions. Dans ce contexte, [le président français Emmanuel] Macron parle de sentiment anti-français, qui, selon lui, est en hausse, mais là n’est pas la question. Les gens ont simplement pris conscience du mépris culturel et racial et veulent s’émanciper. C’est cette résistance qui est au cœur du conflit au Mali – pas la Russie ou le djihadisme.

jW : Quelle est votre vision du futur ?

ADT : Les temps sont durs et tout le monde sait ce qui est en jeu, c’est donc à nous de changer les circonstances. Mais il ne faut pas oublier que tous les dirigeants africains qui ont essayé de représenter les intérêts de leurs peuples dans le passé ont été assassinés, leurs gouvernements déstabilisés ou marginalisés d’une manière ou d’une autre.

Il n’y aura pas de démocratie en Afrique tant que la démocratie sera en crise dans les pays soi-disant développés, qui connaissent aujourd’hui les mêmes difficultés que le soi-disant tiers-monde. Nous assistons en effet à un recul démocratique majeur en Occident en ce moment. On pourrait dire que ces pays sont maintenant en route vers le « tiers monde ». Peut-être qu’alors nous pourrons parler d’égal à égal.

Source : Défendre la démocratie